– Et les médecins vous disent quoi de votre problème ?
– Que c’est une maladie de l’oiseau rare.
– C’est-à-dire ?
– Ils ne savent pas trop pourquoi je suis si sensible aux changements de température, aux odeurs et aux aliments. J’ai vu beaucoup de médecins. J’ai perdu confiance.
– Avez-vous vu d’autres types de professionnels?
– Oui, des naturopathes, des ostéos, une diététicienne, des associations…
– Des associations ?
– Oui, pour les ondes et les odeurs.
– Et ?
– Ça m’a déprimée. Ils ont dit que j’avais la sensibilité chimique multiple et que ça allait être de pire en pire.
– C’était quand que vous avez vu l’association ?
– En 2018.
– Et quand vos problèmes se sont-ils aggravés, au point de ne pas pouvoir voir votre famille, de sortir, de ne manger que quelques aliments ?
– En 2018.
A ce stade, je commence à avoir des soupçons, et je questionne en détails ce qu’il s’est passé et comment. J’apprends que quand elle a reçu le diagnostic de sensibilité chimique multiple, elle a contacté une association de malades. Elle décrit cette prise de contact :
– On s’est saisi de moi. On a déposé des choses sur moi que je n’aurais pas souhaitées.
– Comme quoi par exemple ?
– On m’a expliqué que ça irait en empirant, qu’il y aurait d’autres crises, plus graves, et qu’il faudrait s’y habituer.
– Et vous avez vécu cela comment ?
– C’était très enfermant. Et peut-être qu’aujourd’hui je dirais même, toxique.
Mes soupçons se confirment. Quand elle a reçu le diagnostic, d’un côté cela a mis des mots sur une partie de ses problèmes. Et dans le même temps, un enfermement a commencé à s’opérer, et sa qualité de vie s’est dégradée à partir de ce moment-là, petit à petit, pour devenir une cage étroite et sombre, sans lumière, sans espoir. Au moment où cette dame vient me voir, elle est complètement enfermée, sa vie de famille et sa vie sociale sont quasi inexistantes, car elle ne peut pas sortir de chez elle, elle est dérangée par les ondes, les odeurs, elle a des contraintes alimentaires très fortes etc.
En continuant à déplier l’histoire, à un moment donné elle sort cette phrase :
– C’est comme si ces gens-là tenaient à ce diagnostic et lui avaient délégué le rôle de conduire sa vie. Comme une identité.
Les dangers des étiquettes (collées ou auto-collées)
De cet exemple très parlant, on voit que les effets néfastes d’une étiquette peuvent aller très loin ; au début, le fait de mettre une étiquette soulage, mais cela devient vite très enfermant. Ici, la personne était consciente dès le début qu’il y avait quelque chose qui n’était pas juste, et elle est parvenue à mettre des mots dessus, mais c’est loin d’être toujours le cas.
Certaines personnes “deviennent” leurs problèmes, pour ne faire qu’unes avec l’étiquette, et elles y tiennent. Elles y tiennent à cette étiquette, car c’est le moyen qu’elle ont trouvé pour expliquer leur décalage ou différence par rapport à une norme ou une sorte de “normalité”, réelle ou imaginaire. Parfois elle représente leur dernier espoir en termes de justification à leur sentiment de décalage ou d’inadéquation. Cette dénomination ou diagnostic les relie à d’autres personnes qui ont cette même particularité ou bien les mêmes soucis. Dans notre exemple, nous voyons bien que les personnes de l’association se réunissent pour se soutenir. Mais le danger de s’enfermer dans une étiquette guette tout le monde.
Une focalisation sur l’étiquette peut provoquer des dommages,
en voici une liste non exhaustive, sur la base du travail de Catherine Besnard Peron :
- stigmatisation
- développement d’un côté identitaire (refuge)
- développement d’un côté victimaire
- développement d’autres symptômes (auparavant inconnus) en lien avec l’étiquette
- empêchement de vivre sa vie
- croyance que cette étiquette va avec la souffrance
- justification de tous les problèmes par l’étiquette
- peur de quitter l’identité-refuge construite
Double défi*
Dans notre travail, nous devons donc faire face à un double défi : aider les personnes à trouver des explications à leurs problèmes, mais sans causer de dommages collatéraux comme l’enfermement dans l’étiquette. Comment faire, me demandez-vous ? Je n’ai pas de protocole à vous donner. En revanche, je crois que le fait de savoir qu’il faut travailler dans une direction, mais sans vouloir aller trop loin, peut déjà faire une différence. On peut prendre soin de la recherche d’explication du client au moment donné, tout en prenant soin de sa capacité à vivre sa vie sur du long terme sans être enfermé dans une étiquette. Et dans l’accompagnement nous pouvons doser, naviguer, selon si le client s’exprime, comment il avance, quelle est son expérience.
Avec cette dame, une fois le doigt mis sur cette histoire d’enfermement et sur le fait qu’elle n’était pas d’accord, nous avons travaillé sur l’ouverture. Nous avons recherché des mini-événements dans sa vie qui montrent que des changements sont possibles. En travaillant sur des faits réels de sa vie, nous avons pu parvenir à un changement au niveau relationnel avec sa famille ; lors de la session suivante elle a évoqué le fait d’être sortie de sa maison pour faire une toute petite course et d’avoir bavardé avec une connaissance dans la rue, ce qui auparavant aurait été impossible à cause des odeurs de voitures. Elle a pu sortir de la recherche d’étiquette. C’est l’ouverture vers une vie avec du mouvement, et qui évolue vers des relations vivantes.
J’espère simplement qu’un autre professionnel ne va pas succomber à la tentation de déposer sur elle une nouvelle étiquette, qui l’attirerait dans le piège d’une nouvelle histoire identitaire, qui ne serait pas vivante. Et je fais confiance à cette dame, je sais qu’elle va pourra réutiliser ce qu’elle a appris à travers notre travail commun et ne plus tomber dans le premier piège venu.
* Issu de la conférence de Catherine Besnard-Peron, 2022, Lyon, Journées des pratiques narratives